« y'a un truc qui s'est mal passé à ta naissance, un je ne sais quoi, un cri du silence »Les lumières des bougies vacillent dans tes yeux grisâtres.
T'as un regard pluvieux, de vieille mousson, de zéphyr et de rien. Les dix-neuf lueurs qui dansent dans tes yeux rendent sa saturation à ton regard éteint. Ta bouche rosée s'entrouvre et dans un souffle, tu rases tout. Joyeux anniversaire.
19 ans aujourd'hui et tu fais comme chaque année le constat solide d'une vie qui t'épuise déjà. Tu te dis qu'avant tes 20 ans, t'auras vécu quelque chose.
Et tu t'dis ça chaque année dans l'espoir que l'espoir fait vivre.
« - Je t'aime.
- T'as pas deux-cent francs ? »- Allez, lève le menton, oui, comme ça.
Irène lève la tête, elle pose et des flash lui brûle la rétine. Elle y voit plus rien pendant une fraction de seconde, juste assez pour se perdre dans son monde intérieur. Elle n'est pas exactement une de ces bombes qu'on voit sur papiers glacés, elle est loin d'être la plus étincelante des femmes, ou la plus jolie, ou la plus séduisante, ou la plus sexy. Filiforme, moyenne de taille, un teint très pâle et des yeux en amandes gris clair, elle a plus du spectre que de l'humain de chair et sang. Comme si on lui avait volé ses couleurs à la naissance, à coup d'éclairages artificiels et d'obscurité. Un charme froid, le sourire rare, le minois ailleurs. Elle parle peu, remet sans cesse ses longs cheveux qui lui barre le visage derrière son oreille blanche. Tout ça l'intéresse peu. La célébrité, le mannequinat, l'acting. Elle leur préfère la lumière des néons qui viennent apposer avec brutalité les couleurs qui lui ont été oubliées.
Irène a toujours été protégée et choyée par son père, une personnalité connue et reconnue de Cosmopolis. Ancien acteur tantôt adulé pour sa beauté plutôt que par son talent, il s'est reconverti et a lancé sa propre agence qui a toujours incroyablement bien marché. Il sait que le pouvoir de sa fille amènera son entreprise au sommet et il fera tout pour qu'elle reste à ses côtés. Dur de définir s'il l'aime vraiment ou s'il la garde pour la bonne fortune. Sûrement un mélange des deux, dont la jonction a fini par se fondre. Irène, ça fait bien longtemps qu'elle a arrêté de se poser la question. Alors il la garde précieusement dans la grande maison qu'ils partagent à quatre, avec sa nouvelle femme et son nouveau fils. Il lui a dégoté ce métier de modèle photo dans son agence, il la montre dans des cocktails, il la couve. Comme ça, elle restera toujours à côté d'lui. Elle, ses grands yeux gris et la chance.
Surtout la chance.
« Quand fourche ma langue, j'ai là. Un fou rire aussi fou qu'un phénomène. » Blottie dans les étoffes de soie de son grand lit, ses yeux sont vissés au plafond. La pénombre a pris pas sur le jour. Bientôt, enfin, elle sera libre. Elle vit pour la nuit, Irène. A l'instar des super-héros, elle a une double identité. Mais elle ne fait ni le bien, ni rien du tout, d'ailleurs.
Enfin elle se lève et les draps s'envolent sur son passage. Elle ouvre son armoire, choisi une robe noire, des collants en résille et un manteau en fourrure. Sa chemise de nuit blanche choie à ses pieds et révèle une toute autre personne. Le blush, le rouge à lèvre, ses fards roulent sur son bureau. Assise devant son miroir, elle transforme sa beauté froide de jeune-fille en femme presque fatale. Elle jette des couleurs sur son visage à outrances. Lèvres rouges, blush ombré, yeux ténébreux, contouring, on la reconnaît à peine. Sa chevelure grise disparaît sous une perruque bleue électrique. Elle se repeint, se dessine, se fignole, là où les contours se fondent et s'évaporent. Elle déchire tout ce qu'elle déteste et chaque nuit, méticuleusement, elle reconstruit la vie.
Alors comme beaucoup de soir, elle s'enfuie dans la pénombre. Elle escalade le mur de lière et part vers les quartiers populaires. Ses hauts talons frappent le macadam et dans son sillage y'a un nuage de fumée de cigarette. Parfois, on la prend pour une prostituée. Souvent, on la hèle. Toujours, on l'observe. Ses mèches azurs se coincent dans sa bouche couleur camélia.
La lumière des discothèques et des bars se reflètent dans ses lunettes teintées. C'est dur et c'est ce qu'elle aime et c'est si loin de sa prison ouatée.
« Comment tu t'appelles ? »
Un homme, la trentaine, deux verres à la main. Il la toise, il lui sourit. Elle réfléchie.
« Violette. »
Elle s'empare de la coupe et disparaît parmi la foule des corps et les basses de la musique. Boire, flirter, boire, fumer, déambuler, parler, rire enfin, superficielle, se droguer, mentir, fumer par dessus, vomir dans les caniveaux, parfois, boire, toujours. S'inventer un passé alors quelle n'a rien vécu. S'inventer des rêves qu'elle raconte de sa voix si cristalline tant elle est vide.
Puis rentrer chez elle à l'aube et jouer la fille parfaite.
Elle remettra les robes de satin et de volants, les chaussures vernies, attachera sagement ses cheveux aux anglaises parfaites et retrouvera sa mine froide. Mais pour l'instant elle danse en rythme avec la ville qui s'éveille et ne marche plus droit jusqu'à toi.