« Hector, si tu devais me décrire, ça ressemblerait à quoi ? - Artiste flemmarde.
- Merci.
- Qui procrastine souvent.
- J’avais compris l’idée. »
Callisto, artiste flemmarde qui procrastine souvent™… J’ajouterai ça à mon CV, quelque part entre « dresseuse Pokémon » et « désastre capillaire ambulant ». Pas que j’en sois particulièrement fière, mais bon. Je suppose que ça me va pas trop mal. Enfin… Je veux dire… J’aurais bien protesté mais j’ai un dossier de quarante pages à rendre dans deux semaines et j’ai passé le week-end à regarder des animes. Encore.
(Achevez-moi svp.)Outre le fait que je sois stupide, honnêtement, je sais même pas pourquoi je fais ça. Le challenge, peut-être ? Le goût du risque ? Ou mon amour inconsidéré pour la caféine et les nuits blanches ? Au début, je me disais que ça partirait avec l’âge. Que j’apprendrai à m’organiser avec le temps… Ha. Ha. En fin de comptes, ça fait dix-neuf ans que je me dis que je serai plus sérieuse l’année prochaine… Oui, bon, j’exagère peut-être un peu. Mais pour ma défense, j’avais pas de dossiers de quarante pages à rendre quand j’avais trois ans.
X
Vous vous êtes déjà demandé ce que ça faisait d’avoir un père Alien ? … C’est marrant parce que moi aussi.Callisto n’a jamais connu son père. Ou du moins, Callisto n’a jamais
vraiment connu son père. Les quelques images qu’elle a conservées de lui sont celles d’une main tendue, un sourire, une touffe de cheveux bruns… On ne retient définitivement pas grand chose, quand on a trois ans. Et, honnêtement, à une queue de lézard près, Callisto aurait presque pu croire que son père était humain.
Ça la fait rire, aujourd’hui, Callisto. Sa queue de lézard et ses transformations intempestives, c’est un peu
the elephant in the room de la maison. C’est énorme, ça pèse sur toute la pièce, mais personne n’ose faire le moindre commentaire à ce sujet. Parce que ça ne se fait pas. Parce que maman ne veut pas. Parce qu’il n’y a jamais eu d’autres hommes dans sa vie avant son beau-père, évidemment. Et puis, Callisto est humaine, n’est-ce pas ? Au moins autant que son frère, qui a
encore repeint tous les murs du salon hier avec son pouvoir. Parfaitement humain.
C’est marrant parce que, finalement, c’est pas les pouvoirs, le problème. C’est pas le divorce ou le remariage de sa mère, pas le fait que son père soit un extraterrestre… Vous savez, c’est pas si grave de changer les objets de couleur selon son humeur. C’est même rudement pratique d’avoir quelqu’un capable de teindre ses vêtements à volonté sous la main. C’est pas grave non plus, de se réveiller un matin avec des antennes sur la tête. On ne meurt pas de honte - croyez-moi, elle a déjà essayé. Le problème, en fait, le grand soucis, c’est de ne pas en parler. Et c’est ça qui la rend folle, Callisto. C’est de devoir ignorer la moitié de son être. C’est de faire comme si de rien n’était alors que ses putains d’origines extraterrestres conditionnent toute son existence.
Ce n’est pas comme si elle n’avait jamais essayé d’ouvrir le dialogue, pourtant. Quand vous vous soudainement découvrez un goût un peu trop prononcé pour la viande crue ou que votre corps se prend pour une guirlande lumineuse au lieu de se contenter de simples boutons d’acné, il y a de quoi se poser des questions. Mais puisque sa mère semble aussi réceptive qu’un mur et déterminée à enterrer le sujet à coup de discours vaguement moralisateurs, Callisto n’est pas prête de recevoir de réponses.
Alors elle fait ce qu’elle peut. Mais allez donc demander à votre gosse métamorphe de rester discret quand personne n’est fichu de lui expliquer comment ses pouvoirs fonctionnent… L’avantage, c’est qu’elle avait juste l’air d’une humaine mutée qui cherchait un peu trop à se faire remarquer. L’inconvénient, c’est justement qu’elle se faisait un peu trop remarquer… Ai-je besoin de préciser que le collège a été une période compliquée ?
Ça doit faire au moins sept ans qu’elle pense sérieusement à se barrer, Callisto. Envoyer paître sa mère et son besoin systématique de faire rentrer les gens et les choses dans des cases bien nettes. C’est pas sain, cette relation. C’est pas sain, l’ambiance à la maison. Mais que voulez-vous… Il y a ce qui devrait être fait dans un monde idéal, et il y a la réalité. C’est difficile de renoncer du jour au lendemain à un logement situé à la deux pas de la cité universitaire, à un soutien financier non négligeable… Ce n’est pas avec un petit boulot qu’elle parviendrait à payer toute seule son loyer, ses repas et ses études - sans compter le matériel d’art qui coûte un bras, sérieusement. Et puis il y a Hector… Il est grand, bien sûr. À seize ans, on sait se débrouiller. On a plus besoin d’une grande sœur un peu gênante pour égayer la maison à coups de transformations ratées. Mais ça lui briserait le cœur, Callisto, de laisser son petit frère derrière elle, avec ces gens-là.
Alors elle fait ce qu’elle peut. Elle serre les poings, elle serre les dents. Elle sourit et reste polie, même quand la rage la prend aux tripes et qu’elle hurle de l’intérieur. Callisto c’est une crise d’adolescence refoulée, le vase trop plein que la goutte s’apprête à faire déborder. Elle est distante, cynique, fatiguée… Et toujours à deux doigts d’exploser.