« vous vous retrouvez tous, et moi j’ai l’impression de ne voir que des ruines
ce n’est pas que je n’aime pas combattre les ruines
ou même que je ne veux pas reconstruire au-dessus
mais je ne vois aucune pierre au loin qui ne soit pas putride »
L’on murmure que Rouge-Gorge était né quand il avait trente ans
Il avait surgi de nulle part d’une planète dévastée
Il avait dévoré les mondes et avait tracé une opprobre rouge sur ses lèvres,
Ce sera le seul sourire, dira-t-on, qu’il offrira de son existence.
On lui avait raconté.
Qu’il n’était qu’un soldat. Que son existence ne valait rien.
Qu’il aurait dû perdre la vie sur un champ de bataille.
On lui avait raconté. Tout de cette douleur qu’il aurait dû éprouver.
On l’aurait vu surgir sur des ruines, s’extirper de son linceul d’amarante et de sang blafard pour survivre, on l’aurait vu s’écorcher les mains sur les pierres puis l’intérieur de l’âme elle-même, on l’aurait vu se trainer et avaler la poussière ; on l’avait vu être poussière, résolument, avec cette conviction de vouloir devenir quelque chose sans jamais ne cesser s’entendre qu’il n’était rien.
On l’avait vu abandonner finalement, se départir de chaque fragment de lui-même et il n’y avait pas eu de symphonie plus étrange que celle des os qui se déchaussent, de la peau qui se fond à la chair, de l’esprit qui cogne contre le crâne, explose les poumons ; il n’y avait aucune mélodie plus étrange que celle d’un corps laissé à crever au soleil, de joues au goût de cendre, d’œil tourné à l’intérieur de soi-même,
Il avait survécu.
Jusqu’à se départir de lui-même, oublier l’existence des plaies à défaut de les soigner ; mais il avait survécu.
Quand il avait rouvert les yeux, la Terre avait accueilli ses dernières plaintes.
C’était une valse de murmures. Des questions inutiles qu’il ne comprenait pas, «
te souviens-tu de quelque chose ? », une rumeur de planète attaquée, d’une fuite vers la Terre. D’une énième fuite seulement, depuis les prémices de son peuple jusqu’au bout de ses mains, de cette carne fantomatique incapable de se reconnaître elle-même ;
C’étaient des souvenirs, quelques-uns seulement entre l’amnésie, à peine tracés si l’odeur suffit à former une mémoire corporelle, la sensation d’une peau frôlant la sienne, d’un jasmin devenant empreinte, de lèvres et de sang séché ;
C’était une lettre. Brûlante et doucereuse lettre, tracée bien plus dans son âme que sur le papier.
Mon amour.
Mon amour.
Mon amour.
Il avait survécu à la maladie, disait-on, l’amnésie comme dû de sa propre existence, il avait survécu là où tant d’autres étaient morts de leurs blessures pendant le voyage, et quand finalement le vaisseau avait touché la Terre, quand finalement quelques dizaines de leur peuplade éventrée s’étaient à nouveau égarés à toucher le soleil du doigt, c’est l’âme vide et les yeux rempli d’un néant bleu que Rouge-Gorge s’était perdu à se réveiller,
Devenu si apathique que certains se demandèrent si les monstres, eux aussi, ne naissaient pas dans le vide pour remplir un vide plus terrifiant encore.
Et, pour lui, il n’y avait plus que ce bout de papier, cette lettre glissée dans la poche de son manteau déchiré,
Maculée de cendres et de poussières, d’esquisses, d’avenirs effacés – si somptueusement vivante que Rouge-Gorge avait toujours cru tenir un cœur entre ses doigts, là où il se retrouvait si parfaitement mort en lui-même.
Mon amour,
Mon amour,
Mon amour.L’absence de souvenir l’avait aliéné, à moins que la folie elle-même n’ait corrompu sa mémoire.
Pauvre pantin ironique de fers et d’aciers, tempête marquée de cicatrices sans raisons, de blessures injustifiées, l’homme aurait pu renaître comme un enfant mais c’était en bourreau qu’il s’était égaré à grandir, inconstant de sa propre existence,
Il n’y avait rien.
Il n’y avait rien.
Il n’y avait rien.
Alors Rouge-Gorge avait commencé à danser.
Il était nébuleuse, Damoclès tranchante de sa propre existence, il était cristallin, plus fragile que du verre et pourtant si fortement apprêté à la mort que bientôt nul ne douta qu’il ne puisse être atteint ;
Qu’aucune blessure ne saurait jamais arrêter ce bouillonnement de haine passive, qui s’était épris à lutter contre un peuple qu’il ne connaissait pas et pour un peuple qu’il ne comprenait pas davantage.
Arracher la terre aux hommes.
La rendre aux siens (les rizzens). Les coloniser, pour que nul ne subisse plus ce vide que lui-même s’était épris à porter.
Détestable humanité qu’il méprisait parce qu’il avait toujours été plus simple de haïr l’inconnu que de se détestait soi-même, effigies de chair et de verre, il n’avait qu’un temps pris plaisir à les torturer avant que des aspirations plus calmes ne viennent assagir ses ambitions. Alors Rouge-Gorge s’était affranchi de la colère, avait cessé agressions et meurtres aléatoires pour rejoindre une 426 naissante,
Et il y avait grandi, l’insolent enfant.
Avait façonné en toute quiétude un avenir dans lequel lui-même n’aurait aucune place,
Ni hommes, ni monstres. Simplement la bienveillance un peu naïve d’un peuple qu’il s’efforçait de croire assurément,
avidement, pour la folie de ne pas croire au néant.
Aucune intention honorable ne venait marquer ses iris, il y avait quelque chose de cruel à observer une blancheur si maladroitement éclose, un lotus constellé de nébuleuses tant et si bien déformées, tant et si bien éprises de la colère qu’il en avait oublié les brillances qui l’animaient,
Il traquait. Planifiait des actes terroristes. Tuait. Depuis des années, et sans aucun respect pour le chérubin que lui-même avait été.
Et il n’y avait plus que
Le vide
L’abstinence
Le néant
Accompagnés par quelques mots d’amour tracés sur une feuille blanche jamais oubliée.
Mon amour,
J’aurais souhaité disposer de davantage de temps, pouvoir t’offrir plus que quelques mots tracés à la plume avant ma dernière bataille. J’aurais voulu pouvoir t’écrire une longue lettre comme nous le faisions lorsque nous avions vingt ans ; te la donner et te dire de la lire devant moi au moment où l’on se reverra.
Je n’ai pas ce temps-là. Je sens les lames résonner contre ma peau et mon cœur vibrer à l’unisson, je sens ma poitrine clamer le combat, lutter contre cette haine que j’ai toujours repoussée,
Et je ne partirais pas dans la haine. Je partirais drapée de tout ce que tu m’as offert de meilleur, de dignité s’il le faut ; je partirais en tout cas avec ton souvenir dans les mains et dans le cœur, puisque c’est la seule chose qui me donne suffisamment de force pour ne pas me consumer.
C’est une courte vie pour un rizzen, mais elle a déjà été assez longue à tes côtés. J’aurais donné pour partager quelques années de plus avec toi, mais nous aurions également pu mourir bien plus tôt. Tu m’as donné ton cœur, aussi cliché que cela soit ; j’emporte un bout de lui avec moi dans la mort pour que je puisse survivre à travers toi. Cela vaut bien mieux que toute la haine, toute l’amertume, toute la colère que j’aurais pu graver sur mon visage si tu n’avais pas été à mes côtés depuis plus de dix ans
Je sais que tu vas hurler jusqu’à ce que tu ne puisses plus hurler, je sais que plus d’un ennemi goutera à la lame de ton épée et que tu seras tenté de la goûter toi-même. Laisse ceci de côté. Tu es le premier et le seul à m’avoir appris comment combattre la nuit, alors ne te laisse pas engloutir par elle quand je ne serais plus là. Tu m’as offert ta lanterne, je te la rends. Entièrement, inconditionnellement. Je n’en aurais pas davantage besoin ce soir.
Survis. Affronte tes démons. Ne fuis pas comme tu as l’habitude de le faire.
Vis. Deviens l’homme que tu rêvais d’être, quand nous nous permettions encore de rêver. Il n’y a que toi pour décider que ta nuit ne sera pas noire,
Et, crois moi, lorsque je fermerais les yeux, je t’imaginerais briller comme l’étoile que tu as toujours été,
Parce que ton destin n’est pas dans ces ténèbres que l’on nous promet depuis que nous sommes encore, mon amour.
Alors va. Survis. Vis. Revis.
Et, quand ma mort ne sera plus qu’un souvenir, libère mes cendres sur l’endroit que tu auras choisi pour te construire un nouveau foyer.
Je t’aime,
Amaellys.