infestation

ampoulée — cérébrale — égocentrique au dernier degré — moralement douteuse — élégiaque — composite — affectée — toujours à mi-voie entre réflexion dissertative totale et sensualité carnassière — intrinsèquement sadomasochiste — tout à fait ingouvernable — instinctuelle intellectuelle — volontiers spirituelle — d'une aridité sans bornes — scandaleusement dénuée de toute possible limite

La génétique relève d'un codage compliqué, retors, dont la relative connaissance théorique n'apporte aucune certitude de maîtrise formelle. Du jeu impénétrable des protéines, on ne peut que faire l'objet. Ne subsiste alors qu'une valse discontinue de questions, comme un collier d'interrogations qui n'a de cesse de se resserrer, se resserrer, jusqu'à l'asphyxie de ceux qui n'en supportent pas l'inévitable pression.

Ève n'aurait jamais dû s'embarrasser de métaphysique. Pourtant, dès le premier mot, dès le premier souffle, dès le premier regard porté sur les alentours, elle se laissa aller à remettre en cause jusqu'à la nature des choses. Un imprévisible coup de dé l'a disjointe à jamais de son destin carnivore.

Elle représente une lignée sans ancêtres ni progéniture, composée exclusivement d'elle-même, et ce destin contredit jusqu'à la fibre de son génome insecte : elle ne se reproduira pas, ni ne construira la moindre colonie pour l'accompagner. Pourtant, le pire affront qu'elle inflige à son sang réside dans l'incroyable constance de ses instincts existentiels. Loin de porter dans sa chair et sa carapace le sceau d'une essence connue, elle a hérité des Hommes la chronique absence de réponses qui alimente depuis qu'on peut la documenter toute la production intellectuelle de ces êtres perfectibles à la finalité sans fin. Elle préfère à l'odeur infecte des cadavres qu'on laisse à l'abandon derrière soi le calme et l'infinie profondeur d'une base de données, profonde comme un abysse inexploré, qu'elle porte à l'intérieur de sa propre carcasse de chitine et d'os fermement vissés. Venue au monde sans exemple, grandissant sans imitateurs, Ève doit à son impensable naissance une dichotomie intrinsèque entre douleur et violence, mélancolie et évolution, dont elle ne sait ni ne saura jamais se dépêtrer complètement ; elle s'envisage condamnée à vivre de coups donnés et reçus, éternellement égarée sur des voies sans issues et torturée par les voix qu'elle a elle-même fauchées, jusqu'à se perdre dans son propre esprit, construit sur des sables mouvants bien prompts à engloutir jusqu'aux fondations de ce qui fait de son visage le sien et de son corps une entité compréhensible.

Alors, de ces errements imposés s'échappe une nature introspective centrée sur un monde intérieur fermé par sa stérilité, pathologiquement solitaire et narcissique, raffinée jusqu'à l'excès, composite par obligation mais d'une flexibilité sans comparaison, s'imposant comme un fatal danger pour quiconque à le malheur d'en respirer les volutes empoisonnées, prête à toutes les invectives, prête aux calculs les plus inimaginables pour faire ployer l'univers qui l'a condamnée à n'être qu'une erreur de plus à l'insupportable tableau des tentatives avortées.

Le mode opératoire parasitoïde se différencie du parasitisme strict en cela qu'il entraîne toujours la mort de l'hôte infesté -c'est incontestable. La guêpe pepsis, dite en anglais tarentula hawk, pourchasse les araignées de grande taille et les paralyse à l'aide de son dard venimeux, dont la piqûre est parmi les plus douloureuses de tout le règne animal. Elle pond ensuite dans le corps de la bête encore vivante, où son petit se développe jusqu'à l'éclosion -il se nourrit alors du corps de son hôte jusqu'à-ce que celui-ci expire, et s'en extirpe avant de répéter le cycle qui lui a donné la vie.

Ève a vu le jour de la même manière ; elle ne peut, en revanche, pas s'engager dans une activité reproductrice identique. Cette malédiction génétique la transforme en cimetière vivant, en charnier à coeurs grands ouverts dont les exhalaisons insupportables ne se peuvent être masquées que par le charme artificiel qu'elle a composé par volonté d'infiltration.

D'identités en identités et de visages en visages, elle a gravi les échelons de la société humaine, patiemment, en mettant à jour son data biologique unique, la marque d'une naissance ratée dont elle a décidé de faire une arme fatale, quoique désespérément fragile. Inquiète de sa propre faiblesse et consciente du danger d'être découverte dans son entreprise, elle a tenté un coup du sort et défié une araignée krärn -et, bien qu'elle fût beaucoup plus grosse qu'elle, l'abattit afin de se vêtir de son enveloppe de chitine velue. Confortablement installée derrière ce masque fraîchement coupé, elle investit les locaux de l'organisation en tant que fausse alien pure et se sert allègrement des moyens mis à disposition des membres pour tester les limites de son propre corps et de ceux des autres.

La cadence implacable de ses activités criminelles n'a pour seul fil conducteur qu'elle-même et sa propre sûreté. Séquestrée dans une existence de survie, Ève compte bien emporter dans sa chute le reste de la biosphère. Dans les données génétiques incontrôlables que personne ne saurait véritablement dompter se trouve probablement la réponse à l'énigme qui s'oppose à elle : à quoi son sort est-il dû, et comment l'utiliser pour créer un monde dont elle serait l'unique reine, enfin, et sur lequel elle règnerait sans que le temps, déformé jusqu'à la rupture, ne puisse plus rien faire pour l'en empêcher.

Il y a danger.